J’oublie mes clés, j’oublie les dates, j’oublie le pain, parfois les rendez-vous, j’oublie les chiffres et aussi les factures …
Mais après tout … qu’importe ?
Je n’oublie pas les paysages, les parfums, les ressentis, les mots, les regards, les sourires et les gestes .
Je me souviens de ces routes sinueuses à travers la garrigue et les bois qui nous conduisaient jusqu’au fond de la combe parmi les émanations d’humus et de champignons qui s’élevaient des caniveaux.
Tout en bas, d’énormes bâtisses, refermées sur elles mêmes, dont se dégageait une atmosphère carcérale quelque peu angoissante des usines d’autrefois : fenêtres à barreaux, murs gris, escaliers de pierres, rampes métalliques.
Ca et là, le cliquetis de clés, des grincements de portillons rouillés, des petits groupes qui circulent.
Je revois ces sombres couloirs interminables, aux vieux planchers lessivés à l’eau de javel où se perdaient les voix.
Tout aurait pu y être hostile, mais chaque année en Septembre une vague de jeunesse déferlait sous les toits, avec ses pénates et sa vitalité pour venir y acquérir en un
an une expérience professionnelle auprès d’enfants… pas comme les autres.
Nous étions répartis dans de vastes chambres austères avec de grosses poutres au plafond, à peine éclairées par une petite fenêtre mansardée et un enduit blanc contre les murs, et
dans les coins, un ou deux lits métalliques, selon les besoins.
La journée terminée, nos éclats de voix et nos rires, jets de lumière joyeuse dans cet univers calfeutré, se mêlaient au café pour redonner la vie.
Je ressens encore l’atmosphère moite et quelque peu nauséeuse des immenses dortoirs à leur ouverture dès 7 heures du matin.
J’entends le tumulte de ces vastes salles à manger où les enfants prenaient leurs repas au milieu des adjonctions amplifiées des moniteurs .
Je revois ces petites classes colorées où étaient organisées par petits groupes des activités manuelles ou d’éveil selon leurs aptitudes.
Sous la chaleur de Juillet, je me souviens des promenades en petits groupes sur les sentiers caillouteux et poussiéreux parmi les taillis épineux, les chênes verts, les thyms, les romarins, les parfums sucrés de figues et de mûres.
Le moment du goûter tant attendu par les enfants était aussi pour les moniteurs un espace de franche rigolade entre les anciens et les nouveaux, autour des tranches de pain et des barres de chocolat ou de pâtes de fruits .
Certains enfants jouaient entre eux ou seul, d’autres tentaient d’apprivoiser quelques chèvres intrépides, d’autres restaient à nos côtés rassurés par notre présence et notre bonne
humeur.
C’est parmi eux que j’ai découvert la valeur des choses simples.
Enfin, je n’ai pas oublié cette tendre présence, paternelle et séductrice à la fois, le timbre chaud de sa voix, son regard noir et ses cheveux de jais, et puis ce lourd chagrin qu’il m’avait déposé un jour pendant la promenade dans le bois à l’abri des regards : dans la semaine qui avait précédé, son fils qui avait alors mon âge s’en était allé sur sa moto pour toujours.
Il m’avait confié son désarroi avant que je m’en aille et en échange je lui laissai mon insouciance.
Parenthèse de ma vie, passerelle pour un futur, je garde de cette année là un rien de mélancolie et un flot de ressentis que, c’est certain … je n’oublierai pas .